C’est le début du vingtième siècle, dans la région ouest du Niger, pays zarma. Les Français tâchaient de s’y établir, de domestiquer la population. Ils y créèrent un Cercle du Djerma, et nouèrent des alliances, notamment avec un prince de la cité-Etat de Dosso, Idrissa Kossom, dit Aouta (et connu, dans les annales nigériennes, comme Djermakoye Aouta).
Cet Aouta avait compris le concept français (européen) d’administration territoriale bien délimitée, et entreprit de les aider à créer le Cercle du Djerma et ses subdivisions, avec dans l’idée d’utiliser leur puissance de feu pour agréger à Dosso tous les territoires circonvoisins que les princes dossolais ambitionnaient sans doute depuis longtemps de soumettre afin d’accroître leurs revenus. Il y réussit assez bien (au point qu’aujourd’hui, Dosso, modeste cité-Etat en 1900, est un sultanat). Dans ses menées, Aouta s’aperçut de choses louches qui se tramaient à Kobkitanda (aussi appelé Kobakitanda). Kobkitanda était un « nouveau village ».
Il semble qu’à la charnière du siècle, des gens excédés par les exactions du système en pays Zarma-Songhay – un système dominé par des chefs ambitieux, des princes arrogants et une classe turbulente de guerriers itinérants, semblables aux Ceddo du Sénégal, les Wongaari (le mot veut dire, littéralement, « étalon de guerre ») – s’étaient retirés dans un espace de liberté, fuyant encore plus les Français, nouveaux venus qui, aux pillages des princes Zarma-Songhay, des Peuls et des Touareg, ajoutaient les exigences nouvelles de l’impôt par tête de pipe et de la corvée.
Ces villages – Kobkitanda, Sambéra – proliférèrent dans de fertiles cachettes, demandant apparemment juste qu’on leur fiche la paix. Alfa Saibou était un lettré musulman de Kouré (village aujourd’hui connu uniquement pour abriter la dernière population de girafes d’Afrique de l’Ouest) qui avait des idées amères quant au pouvoir des Français – des chrétiens mangeurs de porc et imbibés d’alcool – sur des musulmans, ou du moins des gens qui étaient destinés à le devenir par la grâce de Dieu. Il alla s’établir à Kobkitanda où ne le gênait aucun pouvoir tutélaire et se mit à prêcher la voie de Dieu et la résistance aux infidèles, au point que les villageois se décidèrent à fortifier leur localité et à se livrer à des exercices militaires.
Aouta eut vite vent de ces menées, sans doute surtout parce qu’Alfa Saibou s’était mis à faire des tournées pour inciter les populations de la zone à faire front commun et à joindre son jihad. Alertés par Aouta, les Français envoyèrent deux garde-cercles (les gendarmes de l’époque) à Kobkitanda pour collecter l’impôt et évaluer la situation. Ils furent massacrés – il semble contre les plans de Alfa Saibou qui supposait que l’on était pas encore prêt pour affronter les « chrétiens » (c’était surtout ainsi qu’il les voyait). Mais les Français ne se sentaient pas non plus prêts à attaquer Kobkitanda.
Ils commencèrent à regrouper des forces, et, en attendant, envoyèrent des émissaires chez les « rebelles » pour leur demander… de rendre les fusils des garde-cercles. Les émissaires furent renvoyés sans préjudice. Tout ceci, c’était en décembre 1905.
En janvier 1906, les Français organisent l’assaut. Je crois que leurs forces propres se montaient à une vingtaine d’hommes armés : ils avaient peu de monde dans le Cercle du Djerma, croyant la région soumise (en mars, une autre révolte plus virulente éclatera en pays songhay, nécessitant cette fois l’appel de troupes de la Haute-Volta, de Gao et de Zinder). A ceux là s’ajoutèrent environ 120 cavaliers mobilisés par Dosso et une petite infanterie fournie par un chef peul du nom de Bayéro. Cette petite expédition eut raison de Kobkitanda, qui lui opposa une résistance acharnée basée sur des arcs et des flèches : 59 morts côté Kobkitanda, 4 côté français (dont cependant le chef de la colonne, un sous-officier du nom de Tailleur).
Alfa Saibou s’échappa sur Sambéra, qui fut à son tour attaqué et détruit. Finalement, il s’enfuit à Satirou, un village à 60 km au nord de Sokoto, au Nigeria britannique. Là encore il prit la tête d’une autre révolte jihadiste, cette fois dirigée contre les Anglais.Les exploits de Saibou avaient atteint la cour du Damagaram, un sultanat situé à environ 900 km de Kobkitanda, vers l’est, et qui avait été conquis de façon assez brutale par les Français, en 1898. Ils y avaient maintenu sur le trône un membre de la dynastie régnante, Amadou dan Bassa, alors très jeune homme, et qui comptait sur les Français de la même manière que Aouta de Dosso, pour étendre ses territoires, notamment sur les terres fertiles au sud de Magaria. Malheureusement, les Français signèrent en 1902 un traité avec les Britanniques qui plaçait ces terres dans la zone anglaise, les assignant ipso facto à un monarque protégé par la Grande-Bretagne (l’émir de Daoura).
Furieux, dan Bassa commença à écouter ceux qui, autour de lui, disaient que les Français n’étaient pas aussi forts qu’ils le paraissaient et qu’une révolte généralisée des musulmans se profilait, à laquelle il se devait de prendre part. Il envoya donc des émissaires à l’émir de Kano et à Satirou, dans le but de former une ligue. C’était sans compter sur les intrigues sans fin de la cour de Damagaram – qui ont encore cours en ce moment, n’en doutez pas. Des délateurs informèrent les Français qui, au bout d’une enquête rapide, découvrirent le pot au rose.
Dan Bassa fut déposé et exilé en Côte d’Ivoire (il n’en revint qu’en 1923, et mourut dans un village des environs de Zinder en 1950, ce qui est assez étrange à considérer). Quant à Saibou, il fut finalement capturé par les Anglais qui le firent décapiter sur la place du marché de Sokoto, dans la touffeur de la morte saison, en mars 1906.
D’accord : la décapitation de place de marché était une action un tantinet plus corsée que l’immersion en haute mer. On en était encore à l’époque à l’impérialisme d’occupation, qui avait besoin de produire des effets de terreur pour décourager les turbulents. Mais la logique est la même : un jihadiste charismatique (en dépit de sa cécité, car il était aveugle !), une minorité dégoûtée par le système et prête au martyre, des princes collaborateurs (Aouta, Bayéro) prêts à se joindre aux expéditions punitives du suzerain impérial, un prince mécontent prêt à protéger le jihadiste.
Ecrit par Issoufou Saidou Djermakoye