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L’impact de l’intelligence artificielle se manifestera en Afrique à long terme
Les pays africains souffrent d’un déficit d’expertises locales pour la mise en œuvre de la technologie
L’UA doit inciter les chercheurs à produire des modèles d’IA adaptés aux besoins locaux
Par: Fo-Koffi Djamessi SCIDEV
Miser sur l’intelligence artificielle (IA) pour relever les défis actuels de développement en Afrique. Telle est l’une des recommandations émises à l’endroit des États africains par les participants au premier forum sur l’Intelligence Artificielle, organisé par l’UNESCO en décembre 2018.
Chercheurs, économistes et diplomates avaient insisté à l’occasion sur l’urgence pour les États africains de promouvoir l’intégration de l’IA dans les systèmes économiques africains.
Dans cette interview, Georges Vivien Houngbonon, chercheur en économie numérique à la Paris School of Economics, explique que ces recommandations devraient être nuancées pour les pays de l’Afrique subsaharienne.
Quels sont les obstacles majeurs à l’essor de l’IA dans les pays africains ?
Le premier d’entre eux concerne le déficit d’expertise locale. Des initiatives récentes telles que le Google AI Center au Ghana, le master en machine intelligence au Rwanda ou le master en science des données de l’Institut National Polytechnique en Côte d’Ivoire restent très modestes face à l’ampleur du défi. En deuxième lieu, l’absence de stratégies nationales et régionales de mise en valeur des données accentue le coût d’apprentissage des programmes d’IA dans le contexte africain. Le succès de l’IA dépend, par ailleurs, des avancées en matière de connectivité. Or sur ce point, les États africains ne progressent pas assez vite, le taux de pénétration de l’Internet étant juste au-dessus de 20%.
“En deuxième lieu, l’absence de stratégies nationales et régionales de mise en valeur des données accentue le coût d’apprentissage des programmes d’IA dans le contexte africain.”
Georges Vivien Houngbonon, chercheur en économie numérique à la Paris School of Economics
Enfin, l’accès à l’électricité est une condition nécessaire, mais il reste encore hors de la portée de 60% des Africains, avec une progression moyenne d’à peine 1 point par an. En plus de ces obstacles surmontables, il y a une spécificité de l’Afrique qui amoindrit, au moins à court terme, l’importance de l’IA pour son développement. Il s’agit de la prépondérance du secteur informel, caractérisé par le commerce et l’artisanat en milieu urbain et par l’agriculture de type familial en milieu rural. Cette situation limite la pénétration de l’IA dans la sphère économique.
Faut-il en déduire que les États africains devraient freiner leur enthousiasme vis-à-vis de l’IA ?
Pas exactement. Dans les conditions actuelles, l’IA aura plus d’impact dans la modernisation de l’administration publique, à travers une meilleure prévention des infractions, une réduction de la fraude fiscale, une personnalisation de l’éducation et de la relation avec les usagers des services publics. Dans le secteur privé, par exemple, l’introduction de l’IA dans l’Internet des Objets (IoT) permettra d’optimiser les coûts de la logistique, l’un des facteurs de compétitivité dans l’agro-business. Il faut plutôt dire que l’impact de l’IA en Afrique se manifestera à moyen ou long terme en Afrique. Toutefois, le moyen terme ici fait référence à un horizon de moins de 10 ans ; par conséquent, c’est maintenant qu’il faut entamer l’appropriation et la domestication de l’IA en Afrique.
Dans le contexte actuel, quel est l’enjeu de l’Intelligence artificielle pour le développement des pays africains ?
Aujourd’hui, l’enjeu pour l’Afrique est de s’approprier cette technologie, de la domestiquer et d’en faire un puissant levier de développement. Sur le plan économique, l’IA, en se substituant aux tâches répétitives, permet de faire plus avec moins. Pour des États qui ont besoin de dégager davantage de ressources pour financer des priorités sociales, il s’agit d’une opportunité de faire des économies sur des tâches routinières.
“L’enjeu pour l’Afrique est de s’approprier cette technologie, de la domestiquer et d’en faire un puissant levier de développement.”
Georges Vivien Houngbonon, chercheur en économie numérique à la Paris School of Economics
Pour le secteur privé, il s’agit surtout d’une opportunité de réinventer de nouveaux modèles économiques permettant de servir des clients qui ont été jusqu’ici exclus des transactions formelles car trop coûteux à atteindre. C’est le cas des services de crédit pour lesquels l’IA va accroître la capacité de scoring des clients. L’accès au crédit sera crucial pour le déploiement de services qui restent hors de la portée des plus pauvres, entre autres l’e-commerce, l’énergie, la santé et l’éducation.
Dans une étude [1] publiée en avril 2018, des chercheurs du Centre de Recherche pour le Développement International préviennent que la situation de l’emploi pourrait se dégrader d’ici 2030 dans les pays du sud, du fait de l’utilisation de l’IA. Quelles sont les dispositions que les États africains devraient prendre pour parer à cette situation ?
La part des emplois destructibles est certes très élevée, mais concerne très peu de personnes en Afrique, à cause de la prépondérance des emplois informels qui occupe encore plus de 80% de la population active. Toutefois, cela n’autorise pas les États africains à ne pas préparer leurs citoyens à l’ère de l’intelligence artificielle. Concrètement, il est urgent de réinventer l’éducation, en mettant l’accent sur les relations interpersonnelles, la réflexion critique, l’intuition, l’entrepreneuriat et le leadership. Tout comme l’apprentissage de langues étrangères, l’initiation à la littérature numérique doit devenir une compétence transversale acquise dès les premiers cycles d’enseignement. De plus, davantage d’effort devrait être consenti sur la formation continue pour tous.
Lors du forum africain sur l’IA organisé par l’UNESCO les 12 et 13 décembre 2018 au Maroc, certains spécialistes ont attiré l’attention sur le risque d’une « cybercolonisation » de l’Afrique par les géants du numériques du fait que le continent n’ait pas encore la maitrise de ses données. Partagez-vous leurs craintes ?
L’Afrique, tout comme l’Europe, court le risque d’une perte de souveraineté numérique. Cependant, ce risque ne découle pas de la non-maîtrise de ses données, mais plutôt d’un déficit d’expertise locale capable de s’approprier les données et d’en faire un outil au service du développement. Les données restent largement accessibles aux États, ce qui a changé est qu’elles sont de plus en plus produites par des entités privées, très souvent externes aux États. Alors que davantage de centres de données sont installés sur le continent et que des textes règlementaires encadrent strictement l’accès et l’usage des données, les États n’ont pas encore développé l’expertise pour maîtriser l’exploitation des données. Pendant ce temps, les géants du numérique élargissent leur emprise sur les données qui font désormais partie intégrante du modèle économique. Les traces laissées par les abonnés, y compris les données de localisation, sont particulièrement utiles pour la construction d’indicateurs socio-économiques ou le développement d’applications d’intelligence artificielle. Interdire leurs usages reviendrait à limiter l’innovation au détriment des économies africaines. Par conséquent, pour parer à une perte de souveraineté numérique, l’Afrique devrait promouvoir les données ouvertes et former massivement des experts locaux dans leur traitement.
L’une des recommandations [2] majeures émises à l’endroit de l’Union Africaine à l’issue du forum, c’est la nécessité de s’organiser à l’échelle continentale pour le développement de l’IA. Quelle est, selon vous, la forme que devrait prendre cette organisation ?
Le rôle de l’UA en matière de promotion de l’IA devrait être l’allocation de ressources financières de manière à inciter des équipes de recherche et développement locales à produire des modèles d’IA capables de répondre aux besoins spécifiques de leurs pays et d’influencer la définition des normes et standards internationaux. La R&D en IA devrait donc être conduite à l’échelle nationale ou tout au plus à l’échelle régionale, car les besoins sont spécifiques. Une telle décentralisation a également l’avantage de créer une émulation entre régions, source d’excellence et d’innovation.
Quid du rôle des chercheurs africains ?
Les chercheurs et ingénieurs africains doivent s’orienter davantage vers la maîtrise de l’IA. A l’heure actuelle, ils sont en nombre significatif dans les pays d’Afrique du Nord et en Afrique du Sud, mais très peu sont actifs en Afrique sub-saharienne. La constitution d’un réseau de recherche à l’échelle continentale pourrait être un moyen d’enclencher une dynamique dans le domaine de l’IA. Il devrait à moyen terme s’insérer dans les réseaux internationaux et travailler en étroite collaboration avec le secteur privé et l’État.
Quels devraient être, par exemple, leurs axes de recherche prioritaires ?
La data science devrait être le domaine de recherche prioritaire. Mais pour qu’il soit pertinent, il doit être mené en partenariat avec les producteurs de données massives. La promotion publique des données ouvertes est essentielle à cette fin. Ensuite, la recherche en sciences sociales, plus particulièrement en économie et en sociologie, appliquées au numérique devrait être plus encouragée. Enfin, la recherche en design, communication et média appliquée au numérique offre aussi des perspectives prometteuses pour les économies africaines.