La mobilité du bétail, en particulier la transhumance, est souvent considérée comme archaïque, peu productive et génératrice de conflits, incitant les États ouest-africains à s’exprimer de plus en plus en faveur de mesures restrictives.
Certains pays côtiers émettent l’hypothèse d’une fermeture des frontières, comme la Côte d’Ivoire, le Ghana et le Bénin, ou la pratiquent de façon temporaire comme le Togo. Face aux avantages attendus, le manque à gagner est jugé négligeable.
Les éleveurs mobiles ne sont-ils pas avant tout des consommateurs de ressources qui repartent ensuite chez eux sans avoir vraiment contribué à l’économie locale?
Dans un contexte sécuritaire troublé et dans une région caractérisée par un fort taux de pauvreté et de chômage, est-il raisonnable de soutenir cette voie, surtout face aux exigences de l’intégration régionale et de l’adaptation de plus en plus nécessaire aux changements climatiques?
D’abord, pour la grande majorité des producteurs, la mobilité de leur bétail constitue une stratégie de base pour gérer des déséquilibres saisonniers et interannuels dont l’intensité n’ira qu’en augmentant dans le contexte actuel du climat.
Mais cette pratique a aussi une raison d’être qui s’inscrit dans l’histoire. Au cours des 50 dernières années, l’élevage en Afrique de l’Ouest a subi de profondes mutations.
À partir des années 1970, les sécheresses ont conféré à l’agropastoralisme une fonction vitale d’adaptation au risque climatique. Des communautés pastorales se sont investies dans l’agriculture pour se relever plus rapidement des crises et reconstituer leurs troupeaux, tandis que l’acquisition de bétail permettait aux agriculteurs de sécuriser l’économie familiale dans les mauvaises années et d’investir les revenus tirés de l’agriculture dans les bonnes années.
Les dernières décennies ont vu aussi une descente de certains systèmes d’élevage vers le sud qui s’est reflétée dans l’adaptation croissante du zébu à la trypanosomiase.
Longtemps confiné aux zones typiquement pastorales du nord, l’élevage s’est ainsi développé jusque dans les régions du sud du Sahel, tout en occupant une place croissante dans les pays côtiers.
Cette convergence vers l’agropastoralisme aurait pu entraîner une sédentarisation des systèmes d’élevage et une évolution générale vers l’intensification.
La réalité s’est avérée plus complexe. L’intensification des productions animales est souvent restée confinée à des écosystèmes privilégiés (delta du Fleuve Niger au Mali), à des zones riches en sous-produits agricoles de qualité (bassin arachidier au Sénégal, zones cotonnières au Burkina et au Mali) ou autour des villes.
Cette intensification nécessite aussi des intrants, qui sont coûteux. Pour la grande majorité des agropasteurs (y compris ceux des pays côtiers), la mobilité du bétail est donc restée une nécessité absolue, face à des ressources en pâturages dispersées, imprévisibles et déséquilibrées d’une saison ou d’une année à l’autre.
En permettant aux animaux d’accéder à différents types de pâturages herbacés et arborés, la mobilité permet d’augmenter la productivité du bétail, de maintenir le capital reproducteur et de renforcer
sa résilience en situation de crise. La mobilité permet aussi d’optimiser les échanges avec les communautés locales dans les zones d’accueil et d’accéder aux marchés pour vendre des animaux et des produits laitiers. En cas de sécheresse, la mobilité du bétail remplit aussi une fonction essentielle de protection du capital-bétail, surtout dans le contexte climatique actuel, marqué par des épisodes extrêmes de plus en plus rapprochés.
L’élevage mobile ne doit pourtant pas être abordé par le seuil biais de la transhumance. Même si ces mouvements pendulaires ont pris une ampleur particulière depuis les années 1980 – surtout vers les pays côtiers, la mobilité peut revêtir des formes diverses qui n’impliquent pas nécessairement un déplacement de grande amplitude.
En hivernage, rappelons-le, c’est d’abord la capacité de déplacer les animaux d’un terroir à l’autre au rythme des mises en culture qui permet d’entretenir le cheptel dont une partie quittera plus tard pour la transhumance de saison sèche.
Ensuite, la transhumance constitue un enjeu économique et financier dont on a trop longtemps sous-estimé l’ampleur.
Prouver le poids des échanges économiques (achats et ventes) effectués lors des transhumances était essentiel.
Mais les données disponibles étaient rares ou trop souvent fragmentaires. L’objet de l’étude inédite de AFL était d’y remédier en conduisant une étude d’envergure sur la transhumance, entre 2014 et 2017.
Il en ressort que les retombées économiques de la mobilité du bétail sont en
fait considérables : à elles seules 386 familles enquêtées ont vendu puis dépensé au total 1 milliard de Fcfa.
Sur la base de l’échantillonnage étudié, l’apport annuel de la transhumance peut être ainsi estimé au moins à plusieurs dizaines de milliards de Fcfa qui profitent à de nombreux acteurs (commerçants, artisans, agriculteurs, collectivités décentralisées, États).
Chaque année, les transhumants dépensent des sommes considérables et vendent des effectifs importants de bétail dont les revenus seront directement réinjectés dans les économies locales. La mobilité du bétail génère ainsi des revenus, crée des emplois et lutte contre la pauvreté, tant dans les régions de départ en transhumance que dans les zones ou les pays d’accueil.
Pour l’Afrique de l’Ouest, l’enjeu de la transhumance est donc éminemment financier et économique, d’autant qu’il s’ajoute la mobilité commerciale (convoyage des animaux à pied), souvent en combinaison avec le transport par camion, qui approvisionne tous les marchés des capitales ouest-africaines.
Arrêter la transhumance, la restreindre ou la réglementer au point où elle ne serait plus fonctionnelle pourrait porter un coup fatal aux économies nationales et à la sous-région, sans compter les retombées sociales.
En effet, la transhumance n’est pas que conflits et de nombreux témoignages recueillis pendant les enquêtes rappellent que ces mouvements saisonniers ont tissé avec le temps et des alliances durables avec les populations locales.
Que ce soit pour la transhumance ou le convoyage commercial des animaux sur pied, des mesures visant à sécuriser la mobilité du bétail revêtent désormais un caractère d’urgence.
Toutefois, de telles mesures ne doivent pas déboucher pour autant sur un encadrement législatif et réglementaire qui rendrait ces mouvements quasi impossibles, avec des conséquences qui pourraient être désastreuses.
Entre autres, partout où la transhumance est devenue une nécessité face à la réduction des ressources pastorales (tant au Sahel que dans les pays côtiers), l’arrêt de la transhumance se traduirait par des pertes d’animaux et une réduction des effectifs.
Et puis, que se passerait-il dans une année de grande sécheresse ? Ce sont des populations entières avec leurs troupeaux qui seront aux portes des frontières, créant une situation humanitaire grave et dommageable pour l’image de l’Afrique de l’Ouest sur la scène internationale.
Les entraves à la transhumance ou au convoyage commercial du bétail sur pied peuvent aussi entraîner un effondrement de la filière ouest-africaine, alors même que les alternatives envisagées (camionnage de viande sahélienne réfrigérée, augmentation des importations de viande étrangère) comportent des risques extrêmement élevés.
L’enjeu est donc aussi politique. Dans un contexte sécuritaire exacerbé au Sahel, les États se doivent de porter beaucoup plus d’attention au pastoralisme, principale activité de la zone.
Toute l’Afrique de l’Ouest est concernée. Les pays côtiers reçoivent et devront recevoir de plus en plus de transhumants, en raison de la croissance démographique. L’approvisionnement « local » en viande rouge de la CEDEAO en dépend.
C’est pourquoi l’élevage mobile fait désormais l’objet d’une attention particulière de la part d’une pluralité d’acteurs, car la mobilité du bétail reste la base de la production pastorale qui concerne directement au moins 20 millions d’individus.
La coopération transfrontalière est en effet en train de devenir le cheval de bataille de certaines organisations régionales, de coopérations bilatérales, d’organisations non gouvernementales et d’institutions financières internationales.
Les interventions couvrent différents domaines, même ceux jusque-là absents des programmes de développement de l’élevage : sécurité, éducation, décentralisation, santé humaine.
Cependant chacun met en avant ses priorités et les programmes se chevauchent sur trop souvent sur le terrain.
Ces initiatives, pour la plupart régionales, pourront avoir plus de portée si les politiques nationales sur lesquelles elles s’appuient prennent davantage en compte les enjeux de l’élevage mobile, et si les directives d’intégration régionale sont mieux appliquées.
Une mobilité transfrontalière régulée et apaisée serait pourtant un exemple pour l’intégration régionale de la principale filière concernée par les échanges sous-régionaux en Afrique de l’Ouest.
Aujourd’hui plus qu’hier et moins que demain, les zones pastorales sahéliennes et soudaniennes sont interdépendantes.
L’usage partagé des espaces et des ressources devient complexe et doit nécessairement être
considéré à l’échelle régionale, surtout que la filière bétail est sans doute la mieux intégrée sur le plan de la production et du commerce transfrontalier. La transhumance fournit un approvisionnement apprécié en produits animaux, des revenus commerciaux et fiscaux aux frontières, sur les marchés et dans les communes, et apporte fourrages pour les transhumants, fumure et débouchés commerciaux pour les populations des zones fréquentées.
Sécuriser, apaiser la mobilité à l’échelle régionale plutôt que l’entraver ou la dénoncer est assurément la voie à suivre. Un arrêt de la mobilité aurait des conséquences graves aussi bien pour les zones de départ que pour les zones d’accueil sur le plan économique, social et politique.
Il faut enfin être conscient de l’urgence à travailler sur cette sécurisation car, plus on attend et plus son coût est élevé, surtout dans les zones où les voies de passage cèdent sans cesse devant la pression agricole.
En fin d’analyse, la mobilité du bétail – et en particulier la transhumance – constitue la clef de voûte d’un secteur vital autour duquel se nouent les enjeux critiques de l’approvisionnement des consommateurs en viande, de la sécurité alimentaire, de la lutte contre la pauvreté et de la paix sociale.
Himadou Amadou
Niger Express
Source : Actinf for life (Etude sur la transhumance au Sahel 2014-2017)